REGARDING  

Note d'intention



Le recours au médium photographique pour traiter de la guerre débute vers le milieu du XIXe siècle : alors que Roger Fenton livre à cette période des images de la guerre de Crimée que la distance et le caractère posé rendent acceptable — d’une part retenu par les possibilités techniques liées au matériel photographique de l’époque mais également tempéré par le souci de satisfaire au mieux les intentions politiques du pays dont il honorait la commande —, les images de Mathew Brady, couvrant alors la guerre de Sécession, prennent déjà une tournure plus dramatique, osant pour la première fois représenter le corps sans vie des victimes.

Dans Regarding the pain of others (Devant la douleur des autres, éd. Christian Bourgeois, 2003), incisive réflexion sur les images de guerre dont s’inspire le projet Regarding, l’essayiste engagée qu’est Susan Sontag s’intéresse à la couverture médiatique des désastres plus récents transcendés par une iconographie avide, participant volontiers à une incessante surenchère de sensationnalisme. La Seconde guerre mondiale, la guerre du Vietnam, la guerre du Golfe, les événements new-yorkais du 11 septembre ont drainé un flot impressionnant d’images dont certaines, telles de véritables pétrifications de la réalité, ont durablement marqué la mémoire collective.

En même temps que ces images de la douleur deviennent de plus en plus éprouvantes, elles semblent non seulement se banaliser mais plus encore susciter un intérêt inconditionnel. Cette description de la cruauté n’a-t-elle pas pour conséquence d’immuniser les spectateurs contre la violence ou, au contraire, de les y inciter ? La perception de la réalité est-elle érodée par le barrage quotidien des images ? Que signifie se sentir concerné par les souffrances des gens dans des zones de conflit lointaines? Quelle est la signification politique et éthique des images de la guerre, de la violence, de la souffrance ? Puisque de telles images n’arrêtent en rien la barbarie, que faire d’elles, que faire devant elles ?

C’est précisément autour de ces questions que s’articule la démarche d’Isabelle Dumont, d’Annik Leroy et de Virginie Thirion, toutes trois issues de pratiques artistiques et de parcours différents.

Si le travail de photographe et de cinéaste d’Annik Leroy l’a révélée par la réalisation de différents films, parmi lequels les longs-métrages In der Dämmerstunde Berlin de l’aube à la nuit (1981), Vers la mer (1999) ou plus récemment par des expositions présentant tantôt ses photographies, tantôt ses installations vidéo, la production de ses partenaires est plus attachée à la scène. Les activités d’Isabelle Dumont, de formation littéraire, oscillent entre l’écriture, le théâtre, la danse contemporaine et le chant ; Virginie Thirion est actrice, auteure et metteure en scène.

Pour Regarding, à la fois installation et performance, elles ont fait le choix délicat de permettre le dialogue, la surimpression de trois modes narratifs distincts. L’articulation du dispositif permet une vision nourrie de points de vue multiples, avec pour principe de casser les logiques spectaculaires… Ainsi, les images d’Annik Leroy privilégient la durée, la répétition, l’insistance, se soustraient au « choc des photos ». Projetées dans l’espace, elles le déstructurent autant qu’elles focalisent l’attention. Le travail sonore développé en contrepoint brouille les repères, ouvre des espaces hors champ. De son côté, Virginie Thirion signe un texte qui devient la trame verbale d’une image mentale qui se révèle peu à peu en nous, description minutieuse ouvrant sur toutes les pensées, sur toutes les interrogations possibles. Une photographie. Mieux encore, un 'acte photographique'. Une description précise, obsessionnelle, qui explore et interroge chaque détail. Elle n’en finit pas, elle est abyssale, elle concourt à créer une certaine forme d’inconfort en procédant par accumulation. Par ce subtil retournement, nous ne sommes plus de simples regardeurs, nous prenons part à l’œuvre, devenons le photographe d’une image telles celles que Susan Sontag décrit dans ses livres, sans jamais céder à la tentation de nous en livrer de reproduction. D’une tout autre manière, Isabelle Dumont décide, par son action scénique, d’opérer à sa manière la « reconstitution » d’un corps victime de la guerre, dans un lent travestissement qui exhibe le simulacre de l’illusion théâtrale et sa vaine tentative d’identification. Car la guerre reste inimaginable, donc irreprésentable… Une tension surgit toutefois à mesure que le corps vivant et préservé devient corps mort et malmené, inutile, abandonné, questionnant le spectateur sur son impuissance face à la guerre et ses atrocités.

Si le caractère instantané de la photographie cède place à la réflexion, c’est aussi parce que l’œuvre ne vit pas pour elle seule. Nourries d’images si proches et distantes à la fois, les trois artistes, dont le sujet de la guerre avait déjà balisé le parcours de chacune, ambitionnent de marquer leur public, de le sensibiliser à une lecture plus analytique et éthique.

« Laissons les images atroces nous hanter. Même si elles ne sont que des emblèmes, qui ne peuvent rendre compte de toute la réalité à laquelle elles renvoient, elles n’en accomplissent pas moins une fonction vitale. Car elles disent ce que les humains sont capables d’infliger à d’autres humains, ce pourquoi ils peuvent se porter volontaires, avec enthousiasme, sûrs de leur bon droit. » (Susan Sontag, Devant la douleur des autres, p. 123)

Les questions posées par Regarding tentent de dépasser les clivages entre la fascination et le dégoût, l’émotion et l’indifférence. Elles tentent avant tout d’éveiller la conscience et la responsabilité d’être devant ces images… face à ceux qui sont dedans. Cette réflexion devient expérience.

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